Sciences Humaines et Sociales

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"La politique devient une cour de récréation", selon le Prof. Plantin, invité de l'Université de Tel-Aviv

Le Prof. Christian Plantin, l'un des pionniers des études d'argumentation dans l'espace francophone, était l'invité du groupe ADARR (Analyse du Discours Argumentation et Rhétorique) de l'Université de Tel-Aviv, dirigé par le Prof. Ruth Amossy, les 17 et 18 janvier 2017, à l'occasion de la parution de son nouveau Dictionnaire de l'argumentation1. Il a donné trois conférences, dont l'une à l'Institut français d'Israël, sur le thème "Discours politiques des primaires en France: argumentation et émotions", et consacré une journée aux étudiants du groupe.

Plantin 2 1Professeur Emérite de l'Université Lyon 2 et ancien directeur de recherche au CNRS, auteur de nombreux ouvrages2, le Prof. Christian Plantin a développé une théorie de l'argumentation dans les interactions et est également spécialiste des émotions dans l'argumentation. Au cours de deux conférences données à l'Université de Tel-Aviv, il a présenté son modèle instrumental d'analyse des types d'arguments à la lumière duquel il a examiné les divers textes proposés par les étudiants.

L'argumentation sur la scène publique, explique-t-il, suppose une thèse et une intention de convaincre, et a pour but d'obtenir l'alignement de l'auditoire sur l'opinion du locuteur plutôt que sur celle d'un autre. Les différents types d'arguments (enthymèmes, topoï etc.) sont des instruments, dont certains sont plus ou moins "payants", pour parvenir à ce but.

"La grande lessiveuse des sentiments"

Cependant, pour Christian Plantin, les émotions "faits sociaux, linguistiques et cognitifs" sont inséparables de l'argumentation. "Une émotion est pour moi un moyen de communication, un instrument pour gérer l'interaction", dit-il. "L'émotion ouvre sur l'argumentation".

Pour décrypter les discours politiques des primaires en France, il propose donc d'analyser les émotions des hommes politiques pendant la campagne, ou plutôt des "épisodes émotionnels" qui viennent interrompre le mode de la "communication de routine". "Lorsqu'il y a rupture, on entre dans le mode tension" explique-t-il. Ce mode peut se révéler par le lexique, puisque les émotions sont communiquées par le langage, "se font et se défont dans le discours"; mais s'exprime également par le corps. Sarkozy, par exemple, comme le Prof. Plantin l'a montré en s'appuyant sur des vidéos de débats, fait largement usage des mimiques et du para-verbal (lever les yeux au ciel, prendre un air accablé…) pour "préparer ses arguments" avant de passer au mode de la communication verbale. Christian Plantin souligne au passage que toutes ces tactiques sont élaborées à l'avance, et que lorsque nous commentons une intervention télévisée d'un homme politique, nous ne nous trouvons pas vraiment devant un discours politique, mais plutôt devant le produit d'une stratégie établie par des conseillers en communication.

Le Prof. Plantin caractérise le débat pour les primaires en France comme la "grande lessiveuse des sentiments". D'un côté l'accusation d'émotion suffit à dévaloriser l'adversaire, car l'homme politique se doit de garder son sang-froid (cette tactique avait été remarquable par exemple au cours du débat Sarkozy/Royal en 2007). De l'autre rien ne présente un homme politique sous un jour plus positif que le fait de "parler avec son cœur", et de faire de grandes déclarations d'émotion.

"La colère des Français"

Parmi ces expressions émotionnelles, une place à part doit être faite à la colère. Etre en colère semblent être un gage de moralité, assimilant "l'indigné" ou "l'homme en colère" à Dieu dans sa "sainte colère". "La colère, comme l'indignation, porte bien le masque de la vertu" remarque-t-il. Dans le même ordre d'idées, le mode exclamatif renvoie à des déclarations irrationnelles, les présentant comme irréfutables et stoppant l'argumentation.

L'examen du lexique nous montre que dans le discours politique de l'opposition, les Français sont présentés comme "en colère". "La colère des Français " est évoquée aussi bien par Alain Juppé ("la colère des Français est énorme"), que par Nicolas Sarkozy ("La colère du peuple doit être entendue" - meeting politique du 12/11/16 à Bordeaux), par François Fillon ("Mon projet est plus radical. Je l'ai bâti avec les Français pour répondre à leur colère, leur exaspération", sur sa page Twitter le 24/11/2016), que par le candidat indépendant Alexandre Jardin ("la colère des Français est énorme, inouïe", interview sur France2, 28/12/2016). Cependant, ces candidats présentent la "colère des Français" comme un phénomène extérieur à eux. Les seuls qui la reprennent à leur compte, qui "expriment" eux-mêmes cette colère du peuple sont Mélenchon et Marine Le Pen, gagnant par là une image d'authenticité et de justice.

"La grande zone noire de la politique"

Nous sommes dans ce que le Prof. Plantin appelle "la grande zone noire de la politique", l'impact émotionnel produit par le candidat; le sentiment d'excitation voire d'exaltation qu'il éveille ou non chez son auditoire. Pour Christian Plantin, c'est l'efficacité de cet impact qui va déterminer le résultat des prochaines élections. Jusqu'à présent, la candidate qui excelle en la matière semble être Marine Le Pen.

Au niveau métaphorique, le discours politique peut correspondre, selon le Prof. Plantin, à trois représentations différentes: celle du match de foot ("On va gagner", deux équipes s'affrontent en respectant des règles connues; après le jeu les gagnants sont joyeux et les perdants tristes, mais il y a toujours la possibilité d'un match retour), celle de la guerre ou celle de la cour de récréation. Selon lui, Manuel Vals serait plutôt sur le terrain sportif du match de foot. Son programme pourrait se résumer à "promouvoir ce qui est positif et diminuer ce qui est négatif". Le vocabulaire de Mélenchon, par contre, relève davantage du registre de la "guerre" ("On va mettre au pas le grand capital…éradiquer… abolir…"). Enfin, la cour de récréation est un espace de défoulement où les règles disparaissent. L'homme politique devient un guignol qu'on a plaisir à humilier et insulter. Selon le Prof. Plantin, le terrain privilégié de cette conception de la politique était traditionnellement le "bar du coin". Aujourd'hui, ce sont les réseaux sociaux.

"Mon inquiétude, conclue-t-il, c'est que nous allions plutôt dans cette direction. Ce qui va se passer dans les trois mois qui viennent reste une énigme".

 

1 Christian Plantin, Dictionnaire de l'argumentation: une introduction aux études d'argumentation, 2016, Lyon, Editions ENS.

2 Entre autres L'argumentation - Histoire, théories, perspectives (2005), et Les bonnes raisons des émotions. Principes et méthode pour l’étude du discours émotionné (2011).