Selon une étude menée sous la direction du Dr. Miki Ben Dor et du Prof. Ran Barkai du Département d'archéologie de l'Université de Tel-Aviv, l'extinction des grands animaux, sur lesquels reposait l'alimentation humaine, a amené l'homme préhistorique à développer des capacités cognitives plus élevées, qui lui ont permis de perfectionner ses outils de chasse, afin de les adapter à des proies plus petites et plus agiles. Ainsi sont apparues les lances à pointe de pierre, puis l'arc et les flèches.
L’étude a été publiée dans la revue Quaternary.
Selon l'explication traditionnelle des changements évolutifs des sociétés humaines, la transformation progressive des outils de chasse reflète une amélioration des capacités cognitives des premiers humains. Mais, pour les chercheurs de l’Université de Tel-Aviv, le processus est inverse : le progrès cognitif a au contraire résulté de la nécessité de développer des compétences adaptées à la chasse d’animaux plus petits et plus agiles.
Un rapport entre l'apparition des lances à pointe de pierre et la diminution de la taille des animaux chassés
« Sur les sites archéologiques préhistoriques, on trouve principalement des ossements d'animaux et des outils de pierre qui étaient utilisés pour la chasse et pour la découpe », explique le Dr. Ben Dor. « Ses ossements témoignent du nombre relatif d'éléments de chaque espèce : par exemple le pourcentage des éléphants, des cervidés etc. Dans cet article, nous avons analysé cinq cas tests en Afrique australe et orientale, en Espagne et en France, à la période de la transition entre le Paléolithique inférieur et moyen, il y a environ 300 000 ans, au cours de laquelle sont apparus l'homme de Neandertal et l'Homo sapiens. Notre objectif était de vérifier s'il existe un lien entre l'apparition des pointes de pierre destinées à être montées sur les lances de bois et la diminution de la taille des animaux chassés. Plus précisément, nous avons examiné l'apparition d'une technique de taille de pierre appelée méthode Levallois, du nom du site des carrières de Levallois-Perret, où elle a été identifiée pour la première fois, utilisée pour préparer des pointes de pierre pour les lances. Et nous avons effectivement constaté que dans tous les cas les deux phénomènes se sont développés simultanément : les pointes de pierre réalisées selon la méthode Levallois sont apparues de manière concomitante avec la diminution relative de la quantité d'ossements des gros mammifères ».
Dans un article de 2021, le Prof. Barkai et le Dr. Ben Dor ont proposé une théorie globale, selon laquelle un grand nombre d'adaptations physiologiques et culturelles primordiales subies par l'homme tout au long de l'âge de pierre ont découlé de la nécessité de préserver un retour énergétique suffisant (rapport entre l’énergie obtenue et l’énergie dépensée) face à la diminution de la taille des animaux disponibles pour la chasse. Dans une étude publiée l'an dernier en collaboration avec le doctorant Jacob Dembitzer et le Prof. Shai Meiri de l'Ecole de zoologie de l’Université de Tel-Aviv, les chercheurs ont confirmé les données d'extinction des grands mammifères dans la région du Levant lors de la transition du Paléolithique inférieur au Paléolithique moyen il y a environ 300 000 ans, et entre le Paléolithique moyen et supérieur il y a près de 40 000 ans. Au début de la période l'espèce dominante sur les sites était l’éléphant de 12 tonnes, et à la fin, le cerf de 25 kilos. Les données montrent que le poids moyen des animaux que l'homme chassait il y a un million d'années était de 3 tonnes, contre seulement 50 kilos il y a environ 20 000 ans. Autrement dit, la taille des animaux chassés par l’homme a diminué de manière constante au fil du temps.
Une théorie de l'évolution culturelle et biologique de l'homme
« Grâce aux études menées au sein des sociétés de chasseurs-cueilleurs contemporaines, nous savons que, pour chasser un gros animal comme un éléphant, une lance en bois suffit, parce que les chasseurs commencent par limiter les mouvements de l'animal, en le poussant vers des marécages ou en creusant un trou recouvert de branches dans lequel il va tomber », explique le D. Ben Dor. « C'est pourquoi la lance est aussi appelée lance poignardante : le chasseur l’enfonce et attend que l'animal se vide de son sang. En revanche, il est très difficile de restreindre les déplacements d’un animal de taille moyenne comme un cerf. Même si le chasseur réussit à frapper sa proie avec une lance en bois, l'animal s'enfuira. Un coup porté par une lance équipée d’une pointe en pierre garantit une blessure plus importante, qui réduira la distance de la fuite et sa vitesse, et augmentera les chances de localiser l’animal après qu’il se soit effondré ».
L’homme a commencé à fabriquer des outils en pierre il y a près de 3 millions d’années et à chasser les animaux il y a environ 2 millions d’années. L’Homo erectus, ancêtre de tous les types humains ultérieurs, utilisait au départ une lance en bois, probablement pour frapper sur une courte portée. L'Homo sapiens et l'homme de Neandertal, apparus il y a environ 300 000 ans, ont commencé à monter des pointes de pierre sur les lances en bois, selon une technologie relativement sophistiquée, la fameuse méthode Levallois. Ces « nouvelles » lances, servaient probablement à la fois à être projetées sur une courte portée et à frapper. Puis, il y a environ 50 000 ans, l’Homo sapiens a commencé à utiliser régulièrement des outils de chasse plus complexes tels que les arcs, les flèches et des lances dont les pointes étaient produites au moyen de technologies différentes. A la fin du Paléolithique supérieur, il y a environ 25 000 ans, de nouvelles aides à la chasse sont apparues, comme les chiens, les pièges et les hameçons. Bien que les chercheurs spécialisés dans l’étude des outils de chasse sachent depuis longtemps que ces différents outils étaient utilisés pour chasser des animaux différents de manière différente, aucune explication unificatrice de ces changements n’a jamais été proposée.
« Nous sommes depuis 10 ans dans un processus de recherche d’une explication unificatrice aux phénomènes centraux de l'évolution culturelle et biologique de l'homme », ajoute le Prof. Barkai. « Tout a commencé sur le site archéologique de la grotte de Qesem, à 25 km à l’est de Tel-Aviv, lorsque nous avons émis l’hypothèse que les éléphants, qui ont constitué un élément central de l'alimentation des humains qui vivaient dans notre région pendant un million d'années, ont disparu en raison d’une chasse excessive, et des changements climatiques. Avec leur disparition, les humains ont dû s'adapter, pour obtenir la même quantité de calories à partir d'un plus grand nombre d'animaux plus petits. Suite à nos travaux, nous avons réalisé que les animaux jouaient un rôle essentiel dans le développement humain : au début, l’homme chassaient les grands mammifères ; après la disparition de ces derniers, ils sont passés aux suivants sur le plan de la taille, jusqu'à ce que la chasse deviennent trop couteuse sur le plan de l’énergie dépensée. L’homme s’est alors mis à domestiquer les animaux et la végétation. C'est ainsi qu'a commencé la révolution agricole.
Pourquoi les outils de chasse ont-ils évolués au fil des ans ?
Les chercheurs de l'Université de Tel-Aviv ne rejettent pas l'explication traditionnelle, selon laquelle la technique Levallois est le produit du développement cognitif humain. La méthode Levallois diffère de l'affûtage « normal » de la pointe de pierre par le fait que le bloc est d'abord taillé, façonné et sculpté, et ce n'est qu'à la fin du processus que la pointe en est extraite d'un seul coup. Autrement dit, le tailleur doit visualiser à l’avance le produit final de son travail. Selon le Dr. Ben Dor et le Prof. Barkai, cette explication est partielle et ne met pas en évidence la cause environnementale du changement.
« Nous proposons ici pour la première fois une explication à l'une des questions fascinantes de l'archéologie préhistorique : pourquoi les outils évoluent-ils ? », commente le Prof. Barkai. « Selon l'explication traditionnelle, leur transformation est due à l’amélioration des capacités mentales des humains, qui ont soudainement été capables d’imaginer un processus plus sophistiqué de taille de pierres (la technique Levallois). Mais cette explication n’est pas convaincante, car on peut alors se demander pourquoi les humains sont soudainement devenus plus intelligents ? Quel était l’avantage évolutif d’un gros cerveau avec un coût énergétique élevé ? Pourquoi le changement des capacités cognitives humaines s’est-il produit soudainement ? Nous montrons que les changements matériels et biologiques sont liés aux animaux chassés. Pour chasser un petit animal difficile à attraper, les humains ont dû être plus concentrés, plus rapides, plus perspicaces et coopérer entre eux. Ils ont dû développer des outils leur permettant de chasser à distance et améliorer leur capacité de suivre les animaux. Et enfin, ils ont du sélectionner avec soin les proies chassés en fonction de la quantité de graisse qu'elles pouvaient leur apporter. Chasser un grand nombre de cerfs rapides représente un coût énergétique plus élevé que de chasser un énorme éléphant, et c’est cette pression évolutive exercée sur l'homme qui l’a contraint à se perfectionner et à améliorer ses outils, afin de ne pas devenir perdant sur le plan du retour énergétique.
Photos:
1. Le Prof. Ran Barkai (à gauche) et le Dr. Miki Ben Dor
2. Eléphants chassés au moyen de lances (illustration)
3. Evolution des outils de chasse et des principaux animaux trouvés sur les sites archéologiques à partir du Paléolithique
(Crédit : Université de Tel-Aviv)