Le Prof. Dina Porat, directrice du Centre Kantor pour l'Etude du judaïsme européen contemporain de l'Université de Tel-Aviv a été choisie parmi les 50 femmes les plus influentes d'Israël en 2018 par le magazine Forbes. Egalement historienne en chef du Yad Vashem, elle étudie l'antisémitisme depuis 25 ans et a été parmi les initiateurs et rédacteurs de sa définition internationale récemment adoptée par de nombreux pays du monde, y compris le Parlement européen.
« Mes enfants ne savent pas ce que c'est que l'antisémitisme, et c'est la grande victoire du sionisme, mais je sais que la vie peut être réduite à néant du jour au lendemain ». Dina Porat, explique pourquoi l'Holocauste est toujours pertinent aujourd'hui malgré le sentiment de sécurité dans lequel nous vivons.
« Chaque fois qu'un dignitaire arrive en Israël, on le fait venir directement chez nous au Yad Vashem, avant même de l'amener sur la tombe de Théodor Herzl pourtant tout à côté, et cela me met en colère », dit-elle. « L'Holocauste n'est pas notre identité, nous ne sommes pas des victimes malheureuses. La Shoah n'est pas la justification de la création et de l'existence de l'Etat d'Israël; au contraire il a été fondé malgré elle. S'il n'y avait pas déjà eu 600 000 personnes habitant le Yishouv immédiatement après la guerre, où les survivants auraient-ils débarqués ? ».
Agée aujourd'hui de 75 ans, le Prof. Porat, bombe d'énergie et d'optimisme, étudie l'antisémitisme depuis 25 ans, au cours desquels elle a développé un certain nombre d'outils, notamment la gigantesque base de données du Centre Kantor de l'UTA sur les incidents antisémites, les mouvements extrémistes et les réactions des communautés juives du monde entier. Tous les ans, le Centre, qui a mis en place un réseau de 50 chercheurs, établit un rapport sur l'antisémitisme dans le monde comprenant des recommandations d'action, remis au gouvernement israélien, puis rendu public lors d'une conférence de presse fortement médiatisée le jour de la commémoration de l'Holocauste.
"Il y a une fusion entre antisémitisme et antisionisme, et par ricochet entre Juifs et Israéliens"
Le Prof. Porat est également parmi les initiateurs et rédacteurs de la définition internationale de l'antisémitisme, adoptée par de nombreux pays à travers le monde, y compris le Parlement européen, réalisation dont elle est particulièrement fière. « Jusque dans les années 90 », explique-t-elle, « on pouvait établir une distinction entre antisémitisme et antisionisme et les organisations antisémites elles-mêmes faisaient une différence entre Israéliens et Juifs. Au fil du temps, et surtout depuis les années 2000 et la conférence de Durban, cette séparation a commencé à disparaitre, et les deux concepts se sont progressivement identifiés. L'Etat d'Israël est perçu dans le monde comme représentant les Juifs, il y a une fusion entre antisémitisme et antisionisme, et par ricochet entre Juifs et Israéliens. Un processus semblable se déroule en Israël: dans le passé les Israéliens étaient une sorte ‘d’espèce’ différente, mais aujourd'hui nous nous rapprochons de la diaspora. Plus Israël se rapproche du judaïsme, plus son lien avec les communautés juives dans le monde se renforce ».
« Les évènements en Israël ont une influence sur l'opinion publique mondiale. Souvent, les conflits avec les Palestiniens, en particulier à Gaza, créent des réactions en chaîne d'antisémitisme et de violences verbales et physiques, car les habitants de Gaza sont considérés par le public européen comme des malheureux, et Israël comme coupable de leur situation. Mais en parallèle, il existe d'autres analyses, qui ne viennent pas de la rue, mais des gouvernements et des institutions, selon lesquelles l'argent que l'Europe verse à Gaza et à l'Autorité palestinienne pourrait être exploité pour le bénéfice des habitants plutôt pour que pour construire des tunnels et lancer des attaques. En Scandinavie, où les droits de l'homme sont érigés au rang de religion civile, il existe une forte critique d'Israël, mais lorsqu'on en vient aux droits de la communauté LGBT, Israël est au premier rang dans l'opinion publique, de même que dans le monde en général ».
"Judios mate"
Dina Porat a immigré d'Argentine en Israël à l'âge de sept ans. Son père était le fondateur du mouvement Dror en Argentine et l'un des leaders de la communauté juive. « Je ne viens pas d'une famille de survivants de la Shoah », dit-elle, « Mais lorsque les réfugiés d'Europe ont commencé à affluer en Argentine, certains sont venus s'installer chez nous. La maison était ouverte, et en tant que petite fille je n'ai presque jamais dormi dans mon lit. Ce n'était pas une maison riche, mais je me souviens en tant qu'enfant des gens qui venaient chez nous à la maison, racontaient leurs histoires et chantaient ».
« Un jour, quelqu'un a écrit un graffiti sur le mur de notre maison: 'Judios mate', 'mort aux Juifs' en espagnol, et je me souviens avoir demandé à mon père pourquoi. Il m'a alors répondu: 'Rappelle-toi toujours que tu n'as rien à te reprocher. C'est celui qui a écrit ça qui est à blâmer'. C'est de là que vient mon désir d'étudier l'antisémitisme ».
Le Prof. Porat a fait son doctorat en 1984 à l'Université de Tel-Aviv, où elle dirige actuellement le Centre Kantor pour l'étude du judaïsme contemporain. Auparavant elle était à la tête du Département d'histoire juive et directrice de l'Institut Stephen Roth pour l'étude de l'antisémitisme et du racisme. Elle se produit dans les comités de l'ONU et a même récemment rencontré le Pape, lors d'une réunion qu'elle définit comme ‘chaleureuse, empathique et importante’.
Sa thèse de doctorat portait sur le rôle de l'Agence juive de Jérusalem dans les efforts pour sauver la communauté juive européenne entre 1942 et 1945. Elle a ensuite longuement approfondi ses recherches sur le lien problématique entre les institutions du Yishouv et la communauté juive européenne.
« J'ai écrit au moins cinq livres sur ce sujet, et j'espère avoir réussi à transmettre mon message », dit-elle. « En Israël il y avait à ce moment-là moins d'un demi-million de personnes contre neuf millions de Juifs en Europe. Comment peut-on penser que ceux-ci pouvaient sauver ceux-là ? Le Yishouv ne possédait rien, ni pouvoir politique, ni indépendance, ni armée…. Comment aurait-il pu combattre l'Allemagne? C'est une exigence absurde ».
Un énorme désir de vivre
Le Prof. Porat s'est également employée à déconstruire un autre reproche fréquemment adressé au Yishouv : la rupture émotionnelle d'avec la Shoah. « Le Yishouv juif en Palestine était composé en majorité écrasante d'immigrants européens, ce sont eux qui ont perdu leur famille. C'est inhumain de dire qu'ils étaient indifférents. Au contraire, c'est parce qu'ils étaient tellement concernés qu'ils n'étaient pas capable d'intérioriser le fait que tout le monde était en train de mourir en Europe, et qu'ils n'auraient plus de famille, de communauté ni d'amis. Golda Meir a écrit dans son livre : « A notre décharge, on peut dire qu'honnêtement, nous n'y avons pas cru". Suivant le code de conduite selon lequel ces personnes avaient été élevées, une telle chose était impensable. Aujourd'hui l'Holocauste coule dans nos veines, mais le public d'alors ne comprenait pas ce qui était en train de se passer, et n'y croyait pas. Dans leur conception d'alors, l'Holocauste n'avait aucune logique, et donc ne pouvait pas vraiment se passer ».
Même la guerre finie, le Yishouv qui dut absorber des centaines de milliers de survivants, n'a pas vraiment compris leur situation : « Sont arrivées 360 000 personnes, âgées de 15 à 45 ans. Elles avaient un énorme désir de vivre. Il y a dans le pays deux hôpitaux psychiatriques de l'époque de l'Holocauste. Jamais ils n’ont accueillis plus de quelques centaines de patients à eux deux. Il est vrai que c'était une autre génération, qu'on parlait moins et qu’on soignait peu. Le traitement des rescapés par les psychologues et les travailleurs sociaux n'a commencé que dans les années 70. C'est incroyable, mais les gens se sont remis d’eux-mêmes. Bien sûr ils avaient beaucoup de cauchemars, mais ils ont pu mener leur vie, fonctionner, fonder une famille ».
Le Prof. Porat tourne également un regard critique vers les Alliés. « Dès que le Yishouv a compris que se déroulait un holocauste, des représentants se sont tournés vers les Alliés avec des propositions de programmes, paiement de rançons, création de camps pour les Juifs dans le désert financé par les Juifs américains, etc…tout ce qui était imaginable pour sauver les Juifs. Mais les Alliés ont dit non. Ils les voyaient comme des enquiquineurs. Lorsqu’ils demandèrent à Anthony Eden, le ministre des affaires étrangères britannique, de bombarder Auschwitz, celui-ci fit éconduire ces "Juifs pleurnichards". Leur argument était que tout le monde était logé à la même enseigne, et dès lors il n’y avait pas de raison d’essayer de sauver les Juifs en particulier, alors que ce n’était pas de la responsabilité des Britanniques.
Traquer les signes précurseurs
Cependant le Prof. Porat n’a de colère contre personne : « Pour nous c'est terrible à dire, mais il faut imaginer la réalité de leur point de vue. Il y a cependant certaines choses que je ne peux pas comprendre. Par exemple, lorsque la Grèce était dans un état de famine, et que les Alliés sont parvenus à lui envoyer des navires contenant de la nourriture, nous avions demandé à ce que ces bateaux reviennent en ramenant des Juifs. Mais nous nous sommes heurtés à un refus, et les Alliés ont préféré mettre des pierres dedans ».
Sur les tentatives récentes des Polonais pour se libérer de leur responsabilité des crimes de l'Holocauste, le Prof. Porat précise que : « Le terme ‘camps d'extermination polonais’, dont ceux-ci veulent interdire la mention, est effectivement erroné, car ce ne sont pas les Polonais qui ont mis en place ni exploités ces camps, mais les Allemands, et il y a un commun accord sur le fait qu’il faille les désigner comme ‘camps d'extermination des Allemands sur le sol polonais’. Cependant l'opinion dominante en Pologne considère que les accusations d’antisémitisme contre elle sont calomnieux, et que les Juifs et les historiens polonais travaillant en collaboration avec le Yad Vashem sont responsables de leur diffusion. Or, si les Polonais étaient bien eux-mêmes des victimes, cela n’a pas empêché la majeure partie de la population de dénoncer, racketter, et même de tuer des Juifs ».
Quant à l’influence de ses recherches sur un sujet aussi chargé émotionnellement sur sa vie personnelle : « Je me suis faite une règle », dit-elle : « L'Holocauste n'entre pas à la maison. Ni l'antisémitisme. Quand les enfants étaient petits, je ne leur ai rien enseigné là-dessus. Mes enfants ne savent pas ce que c'est que l'antisémitisme, et c'est la grande victoire du sionisme. D'un autre côté, tout le monde sait que je ne vais pas en Allemagne, et que je n'achète même pas une paire de ciseaux de fabrication allemande. Mes recherches sur l'Holocauste et l'antisémitisme ont cependant un effet profond sur moi sur un point central: je sais que la vie peut être réduite à néant du jour au lendemain. J'ai entendu tant de témoignages dans ce sens que je n'ai aucune confiance dans permanence de la vie. Et ce bien que je sois complètement israélienne et que j'ai confiance en tout ce qui m'entoure ».
Le public se sent-il encore concerné par l'histoire de l'Holocauste aujourd'hui? Pour le Prof. Porat, sans aucun doute. « L'Holocauste a été un événement crucial du 20e siècle ; il pose des questions fondamentales qui sont toujours plus que pertinentes : comment les dirigeants peuvent entrainer le public, comment on diffuse une idéologie, la question du leader fort, est-il possible de formater une personne à commettre des crimes, et inversement, quelles sont les personnes qui atteignent des sommets d'humanité dans les moments difficiles etc. »
La leçon à tirer de l'Holocauste? : « Tout d’abord qu’il a pu se produire, que nous connaissons les signes qui l'annonce, que nous devons les identifier et nous prémunir contre eux ».
Adapté d’une interview parue dans le numéro de juin 2018 du magazine Forbes Israël